Courrier international : « Vu des Pays-Bas – Chez Cédric Herrou, la nouvelle vie des migrants » – Communauté Emmaüs Roya

https://www.courrierinternational.com/reveil/2023-07-02#article-3

Connu pour avoir aidé des migrants à traverser la frontière franco-italienne, l’agriculteur Cedric Herrou s’est tourné vers un projet de plus long terme. Il accueille désormais des adultes et enfants sans papiers dans sa ferme de la vallée de la Roya, devenue une communauté Emmaüs.

Entre les versants à pic des Alpes, sur les rives de la Roya, fleuve qui relie l’Italie et la France, vit une petite communauté hippie. Du moins, en apparence : neuf adultes et trois jeunes enfants partagent une grande bâtisse construite autour d’un moulin datant des années 1890. Alors que les autres membres de la maisonnée retirent leurs bottes boueuses à la porte, après une matinée de travail à l’oliveraie, Victoria, 43 ans, sort un gâteau tout chaud du four. Ils déjeunent tous ensemble à la table à manger en bois de plusieurs mètres de long. Au menu : légumes du potager et œufs de la ferme de la communauté.

Une communauté hippie, donc ? Pas tout à fait. Il y a une semaine, Victoria s’est installée ici avec Daniel, son fils de 4 ans. Des années durant, cette Nigériane a vécu en Italie sans titre de séjour. Craignant que les autorités italiennes ne l’expulsent vers le Nigeria, elle est partie pour la France. Sans papiers comme la plupart des autres membres du groupe, elle vit aujourd’hui ici, à Breil-sur-Roya, un petit village français à la frontière italienne.

Déploiement de drones

La région de Breil-sur-Roya est sous les feux de l’actualité. Le bourg se trouve en effet à une demi-heure de route de Vintimille, cette commune italienne frontalière où quantité de migrants tentent d’entrer illégalement sur le territoire français, afin, parfois, de gagner d’autres pays d’Europe. Un cauchemar pour Paris, qui remue ciel et terre pour les empêcher de passer. Tandis qu’en Italie les arrivées de migrants repartent à la hausse, ces dernières semaines, le gouvernement français a encore renforcé ses contrôles, déjà stricts, à la frontière : 150 agents supplémentaires et des drones sont déployés pour patrouiller dans toute la région.

A la frontière avec l’Italie, la vallée de la Roya qui accueille désormais une communauté Emmaüs.A la frontière avec l’Italie, la vallée de la Roya qui accueille désormais une communauté Emmaüs.

Entre-temps, le torchon brûle entre Rome et Paris : début mai, le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin a déclenché une crise diplomatique en disant de la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, qu’elle était “incapable de régler les problèmes migratoires”. En réaction, les Italiens ont annulé la visite de leur ministre des Affaires étrangères à Paris, visite qui avait précisément pour objectif de réchauffer ces relations tendues. Finalement, le 25 mai, la ministre des Affaires étrangères française, Catherine Colonna, a rendu visite à son homologue à Rome.

Un “mini-Calais”

C’est là, dans cette commune frontalière où convergent les tensions politiques sur l’immigration, que vit une communauté pour étrangers en situation irrégulière. Une idée de Cédric Herrou. Bleu de travail et cheveux noués en chignon, cet oléiculteur de 43 ans entre sans un mot dans la salle à manger à l’heure du déjeuner. S’il est connu en France, c’est principalement en raison des procès intentés contre lui depuis des années pour trafic d’êtres humains. Lui-même dit avoir aidé des centaines de migrants venus d’Italie à passer entre les mailles des filets de la police française et offert à des dizaines d’entre eux nourriture et abri dans son jardin. Le quotidien De Volkskrant l’a interrogé début 2017, juste avant l’ouverture de son premier procès, alors que son jardin s’était transformé en “mini-Calais”, des migrants campant dans des tentes et des caravanes au milieu des poules.

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Depuis, beaucoup de choses ont changé. D’abord, Cédric Herrou a été condamné : selon la loi française, l’aide qu’il apportait aux clandestins était interdite. Puis, en 2021, après quatre années de procédure, il a été définitivement relaxé. Il a agi selon le principe de “fraternité”, a jugé la Cour de cassation, conformément aux valeurs de la Constitution française.

Plus loin que l’aide d’urgence

Depuis, il a tourné la page du “trafic d’êtres humains”. “Je voulais retrouver ma vie. Une vie ordinaire. L’agriculture”, confie l’agriculteur maralpin au milieu de l’oliveraie, où certains membres du groupe se remettent au travail après le déjeuner. “Et je voulais faire quelque chose qui aille plus loin que l’aide d’urgence.” Certains migrants à qui il avait proposé un hébergement d’urgence dans sa ferme sont revenus vers lui après que leur demande d’asile a été rejetée, en quête d’un hébergement permanent. Seulement, sans travail, sans activité, ils ont sombré dans la dépression. Cette communauté de travail de Breil-sur-Roya est le dernier biais qu’il a trouvé pour donner un avenir à ces migrants sans papiers et déboutés.Dans l’oliveraie, Fanta et son mari Idrissa sont en train de rincer des olives dans un grand tonneau pour fabriquer de la tapenade qu’ils vendront ensuite sur le marché de Breil et dans les boutiques des environs. Ce couple originaire de Guinée habite avec ses deux enfants en bas âge dans la seule chambre familiale de la maison communautaire. Comme la plupart de leurs “compagnons” – c’est ainsi qu’ils s’appellent entre eux –, ils ne souhaitent pas donner leur nom de famille.

Redevenir visibles

Nous, migrants, nous avons l’habitude de nous rendre invisibles, explique Tarik, un Marocain de 39 ans. En tenant le stand du marché – c’est son tour demain matin –, il désapprend peu à peu à se comporter de la sorte. Il y a cinq ans, il a quitté l’est du Maroc pour venir en Europe et, après avoir erré en Belgique et dans le nord de la France, il a posé ses valises à Breil il y a six mois. Il avait découvert l’existence de cette communauté sur Internet et, aujourd’hui, il espère se construire un avenir ici. “Ici, la vie est paisible, et je suis heureux de partager mon existence avec les autres membres du groupe. L’entraide est à la base de nos relations.”

Officiellement, les sans-papiers et les déboutés du droit d’asile n’ont pas le droit de séjourner sur le territoire hexagonal, ni de travailler ou d’occuper un logement. Mais les compagnons de Breil-sur-Roya bénéficient d’un statut juridique particulier. Car le groupe dépend d’Emmaüs, un mouvement international qui lutte avec toutes sortes d’initiatives contre la pauvreté et l’exclusion dans quarante pays du monde. En France, des communautés Emmaüs autosuffisantes accueillent des personnes dans la précarité qui ne répondent pas aux critères des dispositifs d’aide habituels. À Breil, ce sont avant tout des migrants sans titre de séjour et sans espoir d’en obtenir. Ils partagent une maison, apprennent le français et vivent des revenus de la ferme où ils travaillent ensemble. La plupart sont envoyés par des services de secours ou des ONG parce qu’ils n’ont nulle part où aller.

“Nous n’aidons pas les gens parce qu’ils sont sympas ou qu’ils peuvent être utiles. Nous les aidons parce qu’ils en ont besoin.”

En échange de leur travail à la ferme, les compagnons ne reçoivent pas de salaire, mais le gîte et le couvert, ainsi qu’une allocation de 370 euros par mois. Emmaüs prend en charge leurs cotisations sociales pour, entre autres, qu’ils soient couverts en cas d’accident du travail. Et puis, après avoir passé au moins trois ans à vivre et travailler au sein de la communauté, ils seront peut-être régularisés.

Les avantages de la notoriété

C’est un début d’avenir, même si rien ne garantit qu’ils obtiendront le Graal. Ce sont les autorités régionales qui auront le dernier mot. D’ici là, les compagnons peuvent se faire arrêter par la police. “Si nous voulons aller à Paris ou Nice par exemple, nous devons trouver des moyens d’éviter les contrôles de police, commente Tarik. Heureusement, ici, beaucoup de gens connaissent Cédric, et ils savent que nous vivons avec lui.” Au cas où ils se feraient arrêter, ils doivent aussitôt l’appeler, précise Cédric Herrou. “Quand nous discutons avec la préfecture, généralement, les choses s’apaisent. Le battage médiatique autour de mes procès est somme toute utile. On a beaucoup parlé de moi dans les médias, on a même fait des documentaires sur moi. Tout cela me donne une certaine respectabilité, qui aide beaucoup.”

De retour dans la maison, Victoria s’assoit à table, l’air perdu. Elle parle anglais et italien, mais son français est encore hésitant. Comme elle a du mal à marcher, le travail à la ferme est trop dur pour elle, et puis, après avoir passé dix-huit ans à Trieste, elle doit s’habituer à la vie à Breil. Mais les autres sont patients avec elle, dit Victoria. Son fils est “ravi” de pouvoir enfin aller à l’école. Et globalement, à Breil, la vie est “merveilleuse”.