«Le tribunal correctionnel de Gap condamne deux militants de l’association Tous Migrants à deux mois de prison avec sursis», peut-on lire dans le compte-rendu d’une audience du 22 avril 2021 révélé par Médiapart. «Ils avaient été interpellés le 19 novembre 2020 alors qu’ils étaient en train de porter secours, sur le territoire français, à une famille afghane repérée lors d’une maraude.»
Voici l’un des nombreux cas d’«incrimination de la solidarité» avec les personnes migrantes recensés par le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (Gisti). Depuis 2015, cette association mène, entre autres, un travail d’archivage des différentes atteintes à la solidarité en France.
Ce qu’on nomme «délit de solidarité» –une expression qui n’a pas d’existence juridique propre– recouvre plusieurs formes d’entraves à la solidarité avec les personnes migrantes. Il désigne le plus souvent les infractions d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour des étrangers en situation irrégulière, inscrites dans le chapitre 3 du titre II du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).
On en trouve les premières traces dans le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, sanctionnant «toutes les officines louches, tous les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de fausses pièces, de faux passeports». Désormais, ce sont les articles L823 et suivants du Ceseda, reprenant une loi du 2 mai 1945, qui prévoient de punir «toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France».
Seulement, selon le docteur en droit et avocat spécialiste du droit des étrangers Zia Oloumi, la rédaction de ce texte ne permettait pas, à l’origine, de distinguer une aide bénévole à visée humanitaire des réseaux de passeurs organisés et lucratifs. «C’est pour cette raison que dans les années 1990, explique-t-il, la législation a introduit progressivement des immunités pour exempter certaines personnes de poursuites: immunité familiale (en 1996, 1998 et 2012), immunité humanitaire en 2003. Cette dernière indiquant qu’il n’y aurait pas de poursuite pour l’aide prodiguée à des migrants dont la vie ou l’intégrité physique est menacée.»
Ce champ de l’immunité humanitaire a été redéfini par la loi du 31 décembre 2012, pour protéger «toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte».
De l’intimidation à la condamnation
Pourtant, de nombreux militants ayant apporté leur aide à des personnes migrantes de manière désintéressée continuent d’être poursuivis en justice en France. Émilie Pesselier est coordinatrice des missions aux frontières intérieures pour l’Association nationale d’aide aux frontières pour les étrangers (Anafé). Comme beaucoup d’autres, cette militante insiste pour qu’on parle «des» délits de solidarité au pluriel: «Ce n’est pas seulement la question de l’aide à l’entrée, c’est aussi plein de pressions et d’intimidations qui peuvent être exercées à l’encontre des militants, et des délits qui peuvent prendre plusieurs formes.»
Près de Briançon et de la frontière italienne, sur le col de Montgenèvre et le col de l’Échelle, les passages de personnes migrantes se sont intensifiés à l’hiver 2015-2016 avec le rétablissement des frontières intérieures. «Il y a tout de suite eu une mobilisation citoyenne dans la région, avec des maraudes pour venir en aide à des personnes que les risques liés à la saison hivernale mettaient en danger», explique Isabelle Lorre, coordinatrice du programme Migration Frontière Transalpine de la région PACA pour l’ONG Médecins du Monde.
Les médecins de l’association sont présents dans la région depuis 2017, dans une dynamique d’appui d’acteurs locaux tels que Tous Migrants ou encore Refuges Solidaires. «Il y a des contrôles d’identité multiples», poursuit Isabelle Lorre. «On se fait contrôler plusieurs fois par soirée, parfois par les mêmes gendarmes. Il arrive aussi qu’on se fasse suivre en filature, donc on ne peut pas agir, parce que si on trouve une personne en difficulté, la police va l’arrêter, l’interpeller et la refouler.»
Évolutions législatives: l’affaire Cédric Herrou
Cédric Herrou, un agriculteur de 42 ans habitant la vallée de la Roya, à l’est des Alpes-Maritimes, a été très médiatisé à partir de 2016. Avec d’autres habitants de la vallée, il a commencé à apporter son aide à des personnes migrantes à la frontière italienne en 2015, notamment en aidant à l’entrée sur le territoire et au séjour.
En 2017, l’agriculteur est condamné en première instance au tribunal de Nice à 3.000 euros d’amende et quatre mois de prison avec sursis pour «avoir pris en charge, en qualité de “porte-parole” de plusieurs associations humanitaires locales, des “migrants” en situation irrégulière», explique Zia Oloumi, qui est l’un de ses avocats.
Mais le parquet fait appel, ce qui mène à un second procès, dans la ville d’Aix-en-Provence cette fois-ci. Cédric Herrou est alors condamné à huit mois de prison avec sursis, mais fait appel à son tour: «Ce qui était compliqué c’est que pour moi, “avec sursis” ne signifiait pas vraiment sursis parce que je continuais d’héberger des personnes. Donc ça voulait simplement dire prison», commente l’agriculteur.
C’est à ce stade qu’intervient la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), posée au Conseil constitutionnel par les avocats de Cédric Herrou mais aussi des associations comme la Cimade ou la Ligue des droits de l’Homme. Cédric Herrou explique: «La devise est dans la constitution. On s’est donc demandé pourquoi à valeur constitutionnelle, il n’y avait que la liberté et l’égalité, mais pas la fraternité.»