Article « Le principe constitutionnel de fraternité : entretien avec Patrice Spinosi et Nicolas Hervieu »

Revue des Droits de l’homme

n°15 – 2019

« Le principe constitutionnel de fraternité : entretien avec Patrice Spinosi et Nicolas Hervieu »

https://journals.openedition.org/revdh/5881

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de Véronique Champeil-Desplats

NOTE DE L’AUTEUR

Patrice Spinosi est avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Il a défendu Cédric Herrou et Pierre-Alain Manonni devant la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel.

Nicolas Hervieu est juriste et chargé d’enseignements à Sciences Po ainsi qu’à l’Université d’Evry. Il a participé à l’élaboration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

TEXTE INTÉGRAL

11. Le 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel élevait le principe de fraternité au rang de principe à valeur constitutionnelle. La consécration de ce principe avait été sollicitée dans une QPC que vous avez présentée devant la Cour de cassation au soutien des pourvois formés contre les condamnations de Cédric Herrou et de Pierre-Alain Mannoni pour aide au séjour, à la circulation et à l’entrée irréguliers. Comment vous est venue cette idée ? Pourquoi cette voie audacieuse vous a-t-elle semblé la meilleure ?

2A la lecture des décisions de la cour d’appel d’Aix en Provence qui avaient sanctionné Cédric Herrou et de Pierre Alain Mannoni, il est rapidement apparu que l’enjeu n’était pas seulement d’obtenir l’annulation de ces condamnations pénales, mais aussi et surtout de mettre en cause le « délit de solidarité » lui-même.

3Car bien loin de se limiter à ces deux situations individuelles, ces affaires soulevaient une question de principe essentielle et d’une grande actualité. Ces dernières années, les poursuites pénales visant les personnes qui ont aidé, par humanité et de façon désintéressée, des personnes étrangères en situation irrégulière se sont multipliées. Et ce, sur le fondement de l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui réprime les actes de « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ».

4Certes, au fil du temps et grâce aux critiques des défenseurs des droits de l’homme, le législateur est intervenu pour ménager à l’article L. 622-4 du CESEDA une série d’immunités pénales. En particulier, outre l’exemption bénéficiant à ceux qui ont aidé un membre de leur famille, le 3° de cet article prévoyait une immunité pour toute personne ayant aidé le séjour irrégulier d’un étranger, sous réserve toutefois qu’elle ait agi « sans contrepartie directe ou indirecte » et que l’acte accompli relève bien de la liste limitative fixée par ce texte.

5Mais avec une telle rédaction, l’épée de Damoclès du délit de solidarité demeurait bien réelle pour tous ceux qui, comme Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, ont aidé des étrangers par humanité. Car non seulement cette immunité ne concernait que l’aide au séjour et non à la circulation ou à l’entrée irrégulière. En outre, même concernant l’aide au séjour, seuls certains actes accomplis dans un but humanitaire étaient protégés, ouvrant ainsi la voie à des interprétations jurisprudentielles aléatoires voire arbitraires.

6En somme, ce sont les imperfections et lacunes de la loi qui ont été à l’origine des condamnations de Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni. Dans ces conditions, il était indispensable, devant la Cour de cassation, d’attaquer frontalement ce texte législatif.

7Pour ce faire, la Convention européenne des droits de l’homme offrait des ressources intéressantes. En particulier, on pouvait faire valoir que la liberté d’agir conformément à ses convictions et sa conscience était protégée par ce texte, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de préserver la vie, l’intégrité physique et la dignité des personnes vulnérables. De même, l’arrêt Mallah c. France rendu en 2011 ouvrait quelques perspectives, même si cette affaire n’avait regrettablement pas conduit à la condamnation de la France.

8Cependant, un échec de cette argumentation conventionnelle devant la Cour de cassation aurait uniquement ouvert la perspective d’un recours devant la Cour de Strasbourg, laquelle ne se serait pas prononcée avant plusieurs années.

9Pour bousculer bien plus rapidement la loi française, il fallait donc songer à une autre voie : la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). En effet, l’une des grandes vertus de ce mécanisme est de permettre qu’une question de principe soit tranchée à brève échéance par la juridiction constitutionnelle.

10On pouvait naturellement penser à mobiliser le principe de nécessité des délits et des peines. Certes, sur ce terrain, le Conseil constitutionnel laisse une marge d’appréciation au législateur. Mais en 2012, lorsque le texte de l’immunité a été modifié pour la dernière fois, le gouvernement de l’époque et la majorité des parlementaires avaient proclamé à l’unisson que les nouvelles dispositions entendaient « mettre fin au délit de solidarité ». Or, la mise en œuvre de ce texte a démontré qu’il n’en était rien. Il était donc légitime d’inviter le Conseil constitutionnel à le censurer, précisément au nom de l’intention du législateur.

11Mais il était nécessaire d’aller plus loin. La notion de fraternité qui fait partie de la devise de la France est expressément citée par la Constitution. Elle avait d’ailleurs été évoquée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, comme élément de la devise républicaine, par Zia Oloumi, l’avocat à la cour de Cédric Herrou. Mais le principe de fraternité n’avait encore jamais été reconnu comme un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Pourtant, comme l’avaient tout particulièrement démontré les travaux du professeur Michel Borgetto ou encore les interventions du président Guy Canivet, son potentiel juridique et constitutionnel était équivalent à des notions comme la liberté, l’égalité ou encore la dignité.

12Soulever le principe de fraternité au sein d’une QPC présentait d’ailleurs un double intérêt stratégique : Bien sûr, renforcer le caractère sérieux de l’argumentation contre le délit de solidarité ; Mais aussi, et même surtout, signifier à la Cour de cassation qu’il s’agit d’une question « nouvelle » au sens de l’ordonnance du 7 novembre 1958, de sorte qu’elle devait nécessairement renvoyer la QPC sans même avoir à apprécier de son caractère sérieux.

13Or, c’est précisément à ce dernier titre que, par un arrêt du 9 mai 2018, la Cour de cassation a décidé de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel.

142. En aval de la consécration du principe, la déclaration d’inconstitutionnalité retenue par le Conseil constitutionnel sur le fond vous semble-t-elle satisfaisante ? Quelle portée peut-on lui conférer et en attendre, notamment s’agissant des situations d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour ?

15En consacrant le principe de fraternité et en estimant qu’il en découle « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national », le Conseil constitutionnel a offert aux actes solidaires et humanitaires un précieux support constitutionnel, ce qui est en soi réjouissant.

16Bien sûr, à l’exacte image d’autres droits et libertés constitutionnellement garantis, cette liberté d’aider autrui ne peut exclure toute conciliation avec d’autres exigences constitutionnelles, parmi lesquels l’objectif de prévention d’atteintes à l’ordre public.

17L’équilibre finalement retenu par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 juillet 2018 offre deux motifs de satisfaction, mais aussi un regret.

18Premièrement, l’exclusion pure et simple de l’aide à la circulation irrégulière du champ d’application de l’immunité pénale a été jugée contraire à la Constitution. Car au même titre que les actes d’aide au séjour irrégulier, ceux impliquant la circulation sur le territoire français peuvent parfaitement relever d’une même démarche humanitaire et solidaire.

19Deuxièmement, par une importante réserve d’interprétation, le Conseil constitutionnel a réduit la faille qui expliquait largement la persistance, voire la recrudescence, des poursuites pénales au titre du « délit de solidarité » a été réduite : L’existence, au 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA, d’une liste limitative d’actes d’aide susceptibles d’être protégés. En précisant que « ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant en outre à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire », le Conseil constitutionnel a élargi considérablement l’immunité pénale.

20De façon remarquable, il ne s’est d’ailleurs pas borné à reporter les effets dans le temps de sa censure au 1er décembre 2018 mais a fait le louable effort de prévoir, à titre transitoire, une application immédiate de l’exigence de protection des actes d’aide au séjour et à la circulation lorsqu’ils sont « réalisés dans un but humanitaire ».

21Cependant, et troisièmement, le Conseil constitutionnel a refusé d’étendre cette protection aux actes d’aide à l’entrée irrégulière, au motif que ceux-ci auraient « pour conséquence […] de faire naître une situation illicite ». Une telle distinction est pour le moins discutable. En effet, sauf à verser dans des distinctions artificielles, l’aide apportée à autrui au nom du principe de fraternité – lequel induit l’appartenance commune de l’ensemble des personnes à une même humanité – ne saurait tenir compte de pures considérations frontalières, tout particulièrement lorsqu’il s’agit des frontières intérieures à l’Union européenne.

22Dans sa décision du 6 septembre 2018, le Conseil constitutionnel a précisé sa position – assez lapidaire sur point en juillet 2018 – en admettant explicitement l’absence d’« exemption pénale en cas d’aide à l’entrée irrégulière en France d’un étranger, même si celle-ci est apportée dans un but humanitaire ». Tout au plus a-t-il formellement tempéré sa position en estimant qu’« en application de l’article 122-7 du code pénal, n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace autrui, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne, à moins d’une disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Mais cette évocation de l’état de nécessité sur le terrain du principe de fraternité reste une maigre protection, visant essentiellement les sauvetages d’étrangers en mer ou haute montagne.

233. Depuis la loi du 10 septembre 2018, dite Asile et Immigration, promulguée après la QPC, il est désormais prévu que l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers d’étrangers ne peuvent être poursuivis, notamment, « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire ». Par deux arrêts du 12 décembre 2018, la Cour de cassation a décidé d’annuler les condamnations prononcées contre Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni au motif que cette loi pénale nouvelle, plus douce, doit s’appliquer rétroactivement. Cette solution vous satisfait-elle ? Exclut-elle toute poursuite contre les aides dans un but militant ?

24L’annulation des condamnations prononcées contre Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni concernant leurs actes d’aide à des personnes étrangères est évidemment une satisfaction. En effet, l’évolution de la loi en septembre 2018 est la conséquence directe de la décision rendue par le Conseil constitutionnel deux mois auparavant à l’occasion de la QPC posée dans ces mêmes dossiers.

25En renvoyant ces affaires devant la cour d’appel de Lyon, la Cour de cassation ouvre la voie à deux nouveaux procès. A cette occasion, les exigences constitutionnelles du principe de fraternité et de la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire pourront pleinement s’imposer.

26Cependant, la décision de la Cour de cassation laisse intacte une importante question : En restreignant aux seuls actes d’aide apportée dans un but « exclusivement » humanitaire, le législateur n’a-t-il pas trahi la décision du Conseil constitutionnel, qui visait plus largement « tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire » ?

27Cette rédaction restrictive n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard. Elle révèle le souhait persistant du Gouvernement, et tout particulièrement du ministre de l’intérieur de l’époque, d’exclure de toute protection « les actions militantes » qui, selon eux, s’inscriraient « moins dans la réponse à une situation de détresse que dans une contestation globale de la loi ».

28Mais une telle distinction entre le but humanitaire et le but militant est aussi contestable qu’impraticable.

29Contestable, d’abord, car le caractère « militant », lié à la conscience de chacun, est potentiellement inhérent à toute action humanitaire, laquelle implique toujours une part de convictions personnelles. Surtout, l’idée selon laquelle une personne ne pourrait légalement aider autrui qu’à condition de rester discret et de renoncer à son droit de contester publiquement des lois qu’il juge responsable de la situation méconnait frontalement les libertés démocratiques, notamment d’expression.

30Impraticable, ensuite, car il est parfaitement illusoire de vouloir sonder l’intention profonde d’un individu afin d’analyser sa prétendue intention « militante ». D’ailleurs, insérer dans l’incrimination pénale un critère aussi subjectif et flou méconnaitrait gravement les exigences de légalité des délits et des peines.

31Il appartient désormais à la cour d’appel de Lyon de réduire à néant ces potentialités dangereuses en faisant primer la décision univoque du Conseil constitutionnel sur la lettre de la nouvelle loi.

324. Enfin, pour quel autre type de cas le principe de fraternité vous semble-t-il mobilisable ?

33La consécration constitutionnelle du principe de fraternité est riche de perspectives. En effet, comme l’a souligné le commentaire autorisé de la décision du 6 juillet 2018, la reconnaissance de la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire n’est qu’« une première conséquence » et « la mise en évidence de cette liberté n’épuise pas nécessairement le contenu du principe de fraternité, qui pourra éventuellement trouver d’autres applications à l’avenir ».

34Et ce, aussi bien devant le Conseil constitutionnel que devant les juridictions administratives et judiciaires.

35La fin de l’été 2018 l’a d’ores et déjà démontré. En effet, à l’occasion d’un recours en référé-liberté contre un arrêté anti-mendicité pris à Besançon, la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire a été reconnue pour la première fois comme une « liberté fondamentale » au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Cependant, le Conseil d’Etat – saisi en appel – n’a pu confirmer solennellement cette création car l’arrêté litigieux a entretemps été abrogé.

36Dans cette affaire, à l’occasion de son intervention volontaire, la Ligue des Droits de l’Homme a proposé de développer le principe de fraternité au-delà de la seule liberté d’aider autrui, pour faire reconnaitre comme « liberté fondamentale » la liberté de solliciter l’aide d’autrui dans un but humanitaire.

37En somme, il s’agissait de décliner le nouveau principe constitutionnel non plus seulement au profit de ceux qui aident, mais de ceux qui, au nom de l’impératif d’humanité, ont besoin d’être aidé.

38Plus largement encore, il importe désormais de développer le principe de fraternité non plus comme une liberté du particulier d’agir – imposant aux autorités de s’abstenir d’intervenir – mais comme un véritable droit de recevoir une protection – impliquant que les autorités interviennent pour que cette protection se concrétise.

39A bien des égards, donc, la décision du 6 juillet 2018 rendue par le Conseil constitutionnel pourrait être la première pierre d’un édifice qu’il appartient désormais à tous les juristes de construire comme une œuvre collective. En faisant preuve d’inventivité, d’audace et de conviction.

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POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Véronique Champeil-Desplats« Le principe constitutionnel de fraternité : entretien avec Patrice Spinosi et Nicolas Hervieu »La Revue des droits de l’homme [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 10 janvier 2019, consulté le 21 novembre 2022URL : http://journals.openedition.org/revdh/5881 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.5881

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AUTEUR

Véronique Champeil-Desplats

Véronique Champeil-Desplats est professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre

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