Dalloz : article « Solidarité, immunité, humanité »

Solidarité, immunité, humanité

Dalloz

La chambre criminelle a apporté de précieuses précisions sur le bénéfice de l’immunité humanitaire qui fait obstacle aux poursuites et à la condamnation d’une personne poursuivie pour délit de solidarité.

par Méryl Recotillet le 11 mars 2020

En droit pénal, une personne n’engagera pas sa responsabilité pénale lorsqu’elle bénéficie d’une immunité. Il s’agit de « causes d’impunité qui, tenant à la situation particulière de l’auteur d’une infraction, s’opposent à toute poursuite à son égard » (Rép. pén.,  Action publique, par F. Molins, nos 88 s.). Aux côtés des immunités politiques, judiciaires ou familiales, il y a l’immunité dite humanitaire.

L’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) punit de cinq ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France » (Rép. pén.,  Travail illégal, par T. Aubert-Monpeyssen, nos 235 s). Toutefois, l’immunité humanitaire prévue à l’article L. 622-4, 3°, du CESEDA permet à la personne poursuivie pour ce délit d’échapper à une condamnation. En effet, après une décision du Conseil constitutionnel rendue le 6 juillet 2018 (Cons. const. 6 juill. 2018, n° 2018-717/718 QPC, M. Cédric H. et autreDalloz actualité, 10 juill. 2018, obs. E. Maupin ; AJDA 2018. 1421  ; ibid. 1781  ; ibid. 1786  ; ibid. 1781, note J. Roux , note V. Tchen  ; D. 2018. 1894, et les obs. , note C. Saas  ; ibid. 2019. 1248, obs. E. Debaets et N. Jacquinot  ; AJ fam. 2018. 426 et les obs.  ; RFDA 2018. 959, note J.-E. Schoettl  ; ibid. 966, note M. Verpeaux  ; Constitutions 2018. 341, décision  ; ibid. 389, chron. B. Mathieu  ; ibid. 399, chron. A. Ponseille  ; RSC 2018. 1001, obs. B. de Lamy ), l’article L. 622-4 du CESEDA a été modifié par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018. D’après le 3° de cet article, « ne peut donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3, l’aide à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire ». Dans un arrêt du 12 décembre 2018, la Cour de cassation devait résoudre le problème de l’application de la loi nouvelle dans le temps. Elle a ainsi mis en œuvre, au visa de l’article 112-1 du code pénal, « les nouvelles dispositions de l’article L. 622-4 aux infractions commises avant son entrée en vigueur dès lors qu’elles n’ont pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée, lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes » (Crim. 12 déc. 2018, n° 17-85.736, Dalloz actualité, 19 déc. 2018, obs. J. Gallois ; D. 2019. 49 , note A. Dejean de la Bâtie  ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire  ; JA 2019, n° 593, p. 10, obs. X. Delpech  ; AJ pénal 2019. 92, obs. J.-B. Perrier  ; RSC 2019. 94, obs. Y. Mayaud ). Dans sa décision du 26 février 2020, elle s’est de nouveau prononcée sur ces dispositions en apportant cette fois-ci des indications sur le contenu de cette immunité.

En l’espèce, un individu était poursuivi pour avoir commis l’infraction d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger en France. Précisément, on lui reprochait d’avoir transporté dans son véhicule deux ressortissants maliens et deux ressortissants libyens. Après avoir constaté que l’un des étrangers pouvait avoir la nationalité française, le tribunal correctionnel a déclaré le prévenu coupable des autres faits et l’a condamné à trois mois d’emprisonnement avec sursis, prononçant en outre une mesure de confiscation. Le prévenu et le ministère public ont interjeté appel.

La cour d’appel a estimé que le prévenu ne pouvait pas bénéficier des dispositions de l’article L. 622-4, 3°, du CESEDA et l’a déclaré coupable des faits poursuivis, confirmant ainsi le jugement de première instance. Elle a reconnu « que la démarche du prévenu n’a donné lieu à aucune contrepartie et visait à assurer le gîte et le couvert à ses passagers ». Toutefois, elle a retenu que « le prévenu n’avait pas connaissance de l’éventuelle situation de détresse de ces derniers ». Les juges d’appel ont ajouté qu’il n’a pas agi « uniquement à titre personnel, mais pour le compte d’une association d’aide aux migrants ». Ils en ont conclu que « l’exemption pénale des dispositions de l’article L. 622-4, 3°, dont le prévenu se prévalait n’était pas établie, dès lors que la prise en charge de plusieurs personnes étrangères, en situation irrégulière, à la gare à bord du véhicule de sa mère avec la volonté de les transporter chez une tierce personne n’a pas été réalisée dans un but uniquement humanitaire ». Ils ont, pour cela, retenu que les actes du prévenu « dépourvus de toute spontanéité et constitutifs d’une intervention sur commande sans connaissance de l’éventuelle situation de détresse des migrants, qu’il savait avoir pénétré illégalement en France, se sont inscrits, de manière générale, dans le cadre d’une démarche d’action militante en vue de soustraire sciemment des personnes étrangères aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration ». À la suite de cette décision, le prévenu a formé un pourvoi en cassation, en invoquant notamment le principe à valeur constitutionnelle érigé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 juillet 2018, le principe de fraternité (Cons. const. 6 juill. 2018, n° 2018-717/718 QPC, préc.).

La Cour de cassation était alors saisie de la question de savoir à quelles conditions une personne poursuivie pour délit d’aide à l’entrée et au séjour d’étrangers peut bénéficier de l’immunité humanitaire. Rendant sa décision au visa des articles L. 622-4, 3°, du CESEDA et 593 du code de procédure pénale, elle a cassé la décision de la cour d’appel.

Tout d’abord, si l’une des versions antérieures de l’article L. 622-4, 3°, du CESEDA visait « un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la personne de l’étranger », aujourd’hui, il n’y a plus aucune référence à la détresse du migrant. On peut s’étonner que la cour d’appel y ait fait référence et la chambre criminelle le lui a reproché à juste titre. Ensuite, la Cour de cassation est venue préciser l’étendue de l’immunité humanitaire en exposant que le texte ne permettait pas de déduire qu’elle serait limitée aux actions purement individuelles et personnelles. En conséquence, « une action non spontanée et militante exercée au sein d’une association » n’est pas exclue. Ce faisant, les juges ont étendu le champ de l’immunité. Enfin, ils ont apporté une précision importante, laquelle concerne l’éviction de l’immunité humanitaire. Une personne poursuivie ne pourra pas en bénéficier si l’aide a été apportée « aux fins de soustraire sciemment des personnes étrangères aux contrôles mis en œuvre par les autorités ». Ce « mobile », ainsi que les juges de cassation l’ont qualifié, doit toutefois être caractérisé. Or la cour d’appel ne l’a pas fait.

Pour conclure, il résulte de cette décision qu’une personne peut bénéficier de l’immunité humanitaire prévue au 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA sans qu’il soit nécessaire d’établir la détresse de l’étranger, et peu importe que son action soit individuelle et personnelle ; il peut s’agir d’un acte non spontané ou militant exercé au sein d’une association. Il est cependant nécessaire de démontrer que l’aide n’a pas été apportée dans le but spécifique de soustraire sciemment des personnes étrangères aux contrôles mis en œuvre par les autorités. L’arrêt est important eu égard au sujet sensible sur lequel il porte. Bien que modérée, la solution de la chambre criminelle est, il va sans dire, empreinte d’humanité.